Le Pape dénonce «l'économie qui tue» dans une lettre à l’évêque d’Assise
(RV) «Tu as ajouté une perle au panorama religieux de la “Cité séraphique”, offrant à la communauté chrétienne et aux pèlerins une autre grande opportunité dont on peut justement espérer recueillir des fruits spirituels et pastoraux.» C’est avec ces mots que le Pape François remercie, dans une lettre rendue publique ce dimanche 16 avril 2017, l’évêque d’Assise-Nocera Umbra-Gualdo Tadino, Mgr Domenico Sorrentino, pour la création du sanctuaire du Dépouillement. Ce nouveau lieu de prière sera officiellement inauguré le 20 mai prochain. Il se trouve dans l’église de Sainte-Marie-Majeure, ancienne cathédrale d’Assise. C’est dans ces lieux que «saint François se dépouilla, jusqu’à la nudité, de tous ses biens terrestres pour se donner entièrement à Dieu».
Dans cette lettre très personnelle, le Pape rappelle sa première visite à Assise, en tant que souverain pontife. «La salle du dépouillement me faisait revivre avec une intensité particulière ce moment de la vie du saint», écrit-il. François souligne que le saint qui lui inspira son nom de règne, renonça au «dieu-argent» et se rappela qu’un «baptisé doit mettre l’amour pour le Christ au-dessus des affections les plus chères».
L'Église doit se dépouiller «de la mondanité» et revêtir «les valeurs de l’Évangile»
Lors de cette visite, le pape argentin rencontra, selon son souhait, des personnes pauvres, «témoignage de la réalité scandaleuse d’un monde encore si marqué par l’écart entre le très grand nombre des indigents, souvent privés du nécessaire, et la portion minuscule des possédants qui détiennent la majeure partie des richesses et qui prétendent déterminer les destinées de l’humanité». Le Pape dénonce alors «l’inégalité globale» et «l’économie qui tue», se souvenant de la disparition, la veille de sa venue à Assise, de plusieurs dizaines de migrants au large de l’île italienne de Lampedusa. «Je sentais toute la vérité de ce qu’avait témoigné le jeune François: c’est seulement quand il s’approcha des plus pauvres, représentés à son époque surtout par des lépreux, et faisant preuve envers eux de miséricorde, qu’il éprouva “la douceur d’âme et de corps”», écrit le Saint-Père.
Il décrit ainsi le nouveau sanctuaire comme «la prophétie d’une société plus juste et solidaire, en même temps qu’il rappelle à l’Église son devoir de vivre, sur les traces de François, en se dépouillant de la mondanité et en revêtant les valeurs de l’Évangile». «Aujourd’hui il est plus que nécessaire que les paroles du Christ caractérisent le chemin et le style de l’Église. Si dans tant de régions du monde traditionnellement chrétiennes, on perçoit un éloignement de la foi, et si on est par conséquent appelés à une nouvelle évangélisation, le secret de notre prédication ne réside pas tant dans la force de nos paroles mais dans la fascination du témoignage, soutenu par la grâce,» Le Pape poursuit, estimant que l’Église «est sainte par les dons qu’elle reçoit d’en haut, mais elle est formée de pécheurs, et par conséquent, elle a toujours besoin de pénitence et de renouvellement».
Se dépouiller «de soi-même»
«Le dépouillement est un mystère d’amour», continue le Pape François, expliquant qu’on «doit se dépouiller, en somme, plus que de choses, de soi-même, mettant à part l’égoïsme qui nous fait nous accrocher à nos intérêts et à nos biens, nous empêchant de découvrir la beauté de l’autre et la joie de lui ouvrir notre cœur».
Pour conclure sa lettre, le Pape évoque la figure de l’évêque Guido qui accueillit saint François et qui symbolise, aux yeux du Saint-Père, «l’image d’une maternité de l’Église qui mérite d’être redécouverte, tandis que la condition de la jeunesse, dans le cadre général de crise de la société, pose de sérieuses questions» qu’il a voulu partager en convoquant un synode dédié à ces jeunes. «Il ne faut pas avoir peur de leur proposer le Christ et les idéaux exigeants de l’évangile», assure-t-il à l’évêque d’Assise.
(SBL-XS)
Un autre discours à Gênes
Le pape François :
Bonjour à tous !
C’est la première fois que je viens à Gênes, et être aussi proche du port me rappelle d’où est parti mon père… Cela m’émeut profondément. Et je vous remercie de votre accueil. Monsieur Ferdinando Garré, je connaissais les questions, et pour certaines, j’ai mis par écrit quelques idées pour y répondre ; et je garde aussi mon stylo à la main pour noter ce qui pourrait me venir à l’esprit sur le moment. Mais j’ai voulu penser de manière approfondie à ces interrogations sur le monde du travail pour bien répondre, car aujourd’hui, le travail est en danger. Nous sommes dans un monde où le travail n’est pas considéré dans toute sa dignité, qu’il a et qu’il donne. C’est pourquoi je répondrai par certaines idées auxquelles j’ai pensé, et par d’autres qui me viendront sur le moment.
Tout d’abord un préambule : le monde du travail est une priorité humaine. Il est donc une priorité chrétienne, une priorité pour nous, et également une priorité du pape. Car il vient du premier commandement que Dieu a donné à Adam : « Va, fais croître la terre, domine-la ». Il y a toujours eu une amitié entre l’Église et le travail, à partir de Jésus travailleur. Là où se trouve un travailleur, se trouvent l’intérêt et le regard d’amour du Seigneur et de l’Église. Je pense que cela est clair. Cette question qui vient d’un entrepreneur, d’un ingénieur, est très belle ; de sa manière de parler de l’entreprise ressortent les vertus propres à l’entrepreneur. Et comme cette question est posée par un entrepreneur, nous parlerons d’eux. La créativité, l’amour pour son entreprise, la passion et l’orgueil pour l’œuvre des mains et de l’intelligence qui est la sienne et celle des travailleurs. L’entrepreneur est une figure fondamentale de toute bonne économie, il n’y a pas de bonne économie sans un bon entrepreneur. Il n’y a pas de bonne économie sans de bons entrepreneurs, sans votre capacité de créer, de créer du travail, de créer des produits. Dans vos paroles, on sent également l’estime pour votre ville – et on le comprend –, pour votre économie, pour la qualité des personnes des travailleurs, et également pour l’environnement, la mer… Il est important de reconnaître les vertus des travailleurs et des travailleuses. Leur besoin – des travailleurs et des travailleuses – est celui de bien faire le travail parce que le travail doit être bien fait. On pense parfois qu’un travailleur ne travaille bien que parce qu’il est payé : c’est un grave manque d’estime des travailleurs et du travail, parce que cela nie la dignité du travail, qui commence précisément dans le fait de bien travailler, par dignité, par honneur. Le véritable entrepreneur – je chercherai à tracer le profil du bon entrepreneur – le véritable entrepreneur connaît ses travailleurs, parce qu’il travaille à leurs côtés, il travaille avec eux. N’oublions pas que l’entrepreneur doit être avant tout un travailleur. S’il n’a pas cette expérience de la dignité du travail, il ne sera pas un bon entrepreneur. Il partage les difficultés et les joies du travail, de résoudre les problèmes ensemble, de créer quelque chose ensemble. Si et quand il doit licencier quelqu’un, c’est toujours un choix douloureux et s’il pouvait, il ne le ferait pas. Aucun bon entrepreneur n’aime licencier son personnel – non, celui qui pense résoudre le problème de son entreprise en licenciant les personnes, n’est pas un bon entrepreneur, c’est un commerçant, aujourd’hui il vend son personnel, demain il vend sa propre dignité –, il en souffre toujours, et parfois de cette souffrance naissent de nouvelles idées pour éviter le licenciement. Tel est le bon entrepreneur. Je me souviens, il y a presque un an, un peu moins, à la messe à Sainte-Marthe, à 7 heures du matin, je saluais les gens qui sortaient, et un homme s’est approché. Il pleurait. Il m’a dit : « Je suis venu demander une grâce : je suis à bout et je dois déclarer faillite. Cela signifierait licencier une soixantaine de travailleurs, et je ne veux pas, parce que je sens que je me licencie moi-même ». Et cet homme pleurait. Cet homme-là est un bon entrepreneur. Il luttait et il priait pour ses employés, parce que c’était « les siens » : « C’est ma famille ». J’y suis attaché…
Une maladie de l’économie est la transformation progressive des entrepreneurs en spéculateurs. L’entrepreneur ne doit absolument pas être confondu avec le spéculateur, ce sont deux personnes différentes. L’entrepreneur ne doit pas se confondre avec le spéculateur, le spéculateur est une figure semblable à celle que Jésus dans l’Évangile appelle « mercenaire », pour l’opposer au Bon Pasteur. Le spéculateur n’aime pas son entreprise, il n’aime pas les travailleurs, mais il voit l’entreprise et les travailleurs seulement comme un moyen pour faire du profit. Il utilise l’entreprise et les travailleurs pour faire du profit. Licencier, fermer, délocaliser l’entreprise ne lui crée aucun problème, parce que le spéculateur utilise, instrumentalise, « mange » les personnes et les moyens pour ses objectifs de profit. Quand l’économie est, en revanche, aux mains de bons entrepreneurs, les entreprises sont amies des personnes et également des pauvres. Quand elle passe entre les mains des spéculateurs, tout se détruit. Avec le spéculateur, l’économie perd son visage et perd les visages. C’est une économie sans visages. Une économie abstraite. Derrière les décisions du spéculateur, il n’y a pas des personnes et on ne voit donc pas les personnes à licencier et à éliminer. Quand l’économie perd contact avec les visages des personnes concrètes, elle devient elle-même une économie sans visage et donc une économie impitoyable. Il faut craindre les spéculateurs, pas les entrepreneurs ; non, il ne faut pas craindre les entrepreneurs, parce qu’il y en a tant qui sont de bonnes personnes ! Non. Craindre les spéculateurs.
Mais, paradoxalement, le système politique semble quelquefois encourager celui qui spécule sur le travail et non celui qui investit et croit dans le travail. Pourquoi ? Parce qu’il crée la bureaucratie et les contrôles en partant de l’hypothèse que les acteurs de l’économie sont des spéculateurs, et ainsi, ceux qui ne le sont pas sont désavantagés, et ceux qui le sont réussissent à trouver les moyens pour éluder les contrôles et atteindre leurs objectifs. On sait que les règlements et les lois pensées pour les malhonnêtes finissent par pénaliser ceux qui sont honnêtes. Et aujourd’hui, il y a tant de véritables entrepreneurs, des entrepreneurs honnêtes qui aiment leurs travailleurs, qui aiment leur entreprise, qui travaillent à côté d’eux pour faire avancer l’entreprise, et ce sont les plus désavantagés par ces politiques qui favorisent les spéculateurs. Mais les entrepreneurs honnêtes et vertueux vont de l’avant, à la fin, malgré tout. J’aime citer à ce propos une belle phrase de Luigi Einaudi, économiste et président de la République italienne. Il écrivait : « Des milliers, des millions d’individus travaillent, produisent et économisent malgré tout ce que nous pouvons inventer pour les déranger, les freiner, les décourager. C’est la vocation naturelle qui les pousse, pas seulement la soif de gain. Le goût, l’orgueil de voir sa propre entreprise prospérer, acquérir du crédit, inspirer confiance à une clientèle toujours plus vaste, développer les installations, constituent un élan de progrès tout aussi puissant que le gain. S’il n’en était pas ainsi, on ne s’expliquerait pas comment il existe des entrepreneurs qui, dans leur entreprise, prodiguent toutes leurs énergies et investissent tous leurs capitaux pour obtenir souvent des profits beaucoup plus modestes que ceux qu’ils pourraient certainement et facilement obtenir avec d’autres engagements ». Ils ont cette mystique de l’amour…
Je vous remercie pour ce que vous avez dit, parce que vous êtes un représentant de ces entrepreneurs. Faites attention, vous qui êtes entrepreneurs, et vous aussi, travailleurs : faites attention aux spéculateurs. Et également aux règles et aux lois qui, à la fin, favorisent les spéculateurs et non les véritables entrepreneurs. Et à la fin laissent les gens sans travail. Merci.
Micaela, représentante syndicale :
On parle aujourd’hui à nouveau d’industrie grâce à la quatrième révolution industrielle ou industrie 4.0. Bien : le monde du travail est prêt à accepter de nouveaux défis productifs pouvant apporter le bien-être. Notre préoccupation est que cette nouvelle frontière technologique et la reprise économique et productive, n’apportent pas avec elles de nouveaux emplois de qualité, mais contribuent au contraire à l’augmentation de la précarité et des difficultés sociales. Aujourd’hui, la véritable révolution serait en revanche précisément de transformer le mot « travail » en une forme concrète de rachat social.
Le pape François :
Pour commencer, j’ai envie de répondre par un jeu de mots… tu as fini par le mot « rachat social » et il me vient à l’esprit le « chantage social » (ndlr : en italien riscatto/ricatto). Ce que je dis à présent et une chose réelle, qui est arrivée en Italie il y a environ un an. Il y avait une queue de personnes au chômage pour trouver du travail, un travail intéressant, de bureau. La jeune fille qui me l’a racontée – une jeune fille instruite, elle parlait plusieurs langues, ce qui était important pour cet emploi – s’est entendue dire : « Oui, vous pouvez faire l’affaire… ; ce sera 10-11 heures par jour… » – « Oui, oui ! », a-t-elle dit immédiatement, parce qu’elle avait besoin de travailler – « Et on commence avec – je crois qu’on lui a dit, je ne veux pas me tromper, mais pas plus – 800 € par mois ». Et elle a dit : « Mais… 800 € seulement ? Pour 11 heures ? ». Et le monsieur – le spéculateur, ce n’était pas un entrepreneur, l’employé du spéculateur – lui a dit : « Mademoiselle, regardez la queue derrière vous, si cela ne vous plaît pas, allez-vous en ». Ce n’est pas un rachat, mais un chantage !
À présent, je dirai ce que j’avais écrit, mais ton dernier mot m’a inspiré ce souvenir. Le travail au noir. Une autre personne m’a raconté qu’elle a un travail, mais de septembre à juin, elle est licenciée en juin et reprise en octobre, en septembre. Et ainsi, on joue… le travail au noir.
J’ai accepté cette rencontre aujourd’hui, dans un lieu de travail et de travailleurs, parce que ce sont aussi des lieux du peuple de Dieu. Les dialogues dans les lieux de travail ne sont pas moins importants que les dialogues que nous avons dans les paroisses ou dans les salles de congrès solennelles, car les lieux de l’Église sont les lieux de la vie, et donc aussi les places et les usines. Quelqu’un pourrait dire : « Mais ce prêtre, qu’est-ce qu’il vient nous dire ? Qu’il aille à la paroisse ! ». Non, le monde du travail est le monde du peuple de Dieu, nous sommes tous Église, tous peuple de Dieu. Beaucoup de rencontres entre Dieu et les hommes, dont nous parlent la Bible et les Évangiles, ont eu lieu alors que les personnes travaillaient : Moïse entend la voix de Dieu qui l’appelle et lui révèle son nom alors qu’il paissait le troupeau de son beau-père ; les premiers disciples de Jésus étaient des pêcheurs, et ils sont appelés par lui alors qu’ils travaillaient sur les rives du lac. Ce que vous dites est très vrai, le manque de travail est beaucoup plus que le manque d’une source de revenus pour pouvoir vivre. Le travail est aussi cela, mais il est beaucoup, beaucoup plus. En travaillant, nous devenons davantage des personnes, notre humanité fleurit, les jeunes ne deviennent adultes qu’en travaillant. La doctrine sociale de l’Église a toujours considéré le travail humain comme une participation à la création qui continue chaque jour, également grâce aux mains, à l’esprit et au cœur des travailleurs. Sur la terre, il y a peu de joies plus grandes que celle dont on fait l’expérience en travaillant, comme il y a peu de douleurs plus grandes que les douleurs du travail, quand le travail exploite, écrase, humilie, tue. Le travail peut faire beaucoup de mal, parce qu’il peut faire beaucoup de bien. Le travail est ami de l’homme et l’homme est ami du travail, c’est pourquoi il n’est pas facile de le reconnaître comme ennemi, parce qu’il se présente comme une personne familière, même quand il nous frappe et nous blesse. Les hommes et les femmes se nourrissent du travail : avec le travail, ils sont « oints de dignité ». C’est pour cette raison qu’autour du travail s’édifie tout le pacte social. Tel est le cœur de la question. Parce que quand on ne travaille pas, ou que l’on travaille mal, que l’on travaille peu ou que l’on travaille trop, c’est la démocratie qui entre en crise, c’est tout le pacte social. C’est également le sens de l’article 1 de la Constitution italienne : « L’Italie est une République démocratique fondée sur le travail ». Sur la base de cela, nous pouvons dire qu’ôter le travail aux gens, ou exploiter les gens par un travail indigne ou mal payé, est anticonstitutionnel. Si elle n’était pas fondée sur le travail, la République italienne ne serait pas une démocratie, parce que le poste de travail est occupé et a toujours été occupé par les privilèges, les castes, les rentes. Il faut alors considérer sans peur, mais avec responsabilité, les transformations technologiques de l’économie et de la vie et ne pas se résigner à l’idéologie qui prend pied partout, qui imagine un monde où seulement la moitié, ou peut-être les deux tiers des travailleurs, travailleront et les autres seront entretenus par une allocation sociale. Il doit être clair que le véritable objectif à atteindre n’est pas un « revenu pour tous », mais le « travail pour tous » ! Car sans travail, sans travail pour tous, il n’y aura pas de dignité pour tous. Le travail d’aujourd’hui et de demain sera différent, peut-être très différent – pensons à la révolution industrielle, il y a eu un changement ; ici aussi il y aura une révolution – il sera différent du travail d’hier, mais ce devra être du travail, pas une retraite, pas des retraités : du travail. Il faut aller à la retraite à un âge juste, c’est un acte de justice ; mais c’est contre la dignité des personnes de les envoyer à la retraite à 35 ou 40 ans, de donner un chèque de l’État, et arrange-toi. « Mais, ai-je à manger ? ». Oui. « Ai-je de quoi m’occuper de ma famille avec ce chèque ? » Oui. « Ai-je la dignité ? » Non ! Pourquoi ? Parce que je n’ai pas de travail. Le travail d’aujourd’hui sera différent. Sans travail, on peut survivre ; mais pour vivre, il faut du travail. Le choix est entre survivre et vivre. Et il faut du travail pour tous. Pour les jeunes… Vous connaissez le pourcentage des jeunes de moins de 25 ans au chômage en Italie ? Je ne le dirai pas, cherchez les statistiques. Et cela est une hypothèque sur l’avenir. Parce que ces jeunes grandissent sans dignité, parce qu’ils ne sont pas « oints » par le travail, qui est ce qui donne la dignité. Mais le cœur de la question est le suivant : un chèque de l’État, mensuel, qui te permet de t’occuper de ta famille ne résout pas le problème. Le problème doit être résolu par le travail pour tous. Je crois avoir répondu plus ou moins…
Sergio, un travailleur qui suit une formation promue par des aumôniers :
Il n’est pas rare que dans les milieux du travail prévalent la compétition, la carrière, les aspects économiques, alors que le travail est une occasion privilégiée de témoignage et d’annonce de l’Évangile, vécu en adoptant des attitudes de fraternité, de collaboration et de solidarité. Nous vous demandons des conseils pour mieux marcher vers ces idéaux.
Le pape François :
Les valeurs du travail changent très rapidement, et beaucoup de ces nouvelles valeurs de la grande entreprise et de la grande finance ne sont pas des valeurs en ligne avec la dimension humaine, et donc avec l’humanisme chrétien. L’accentuation de la compétition au sein de l’entreprise est non seulement une erreur anthropologique et chrétienne, mais est également une erreur économique, parce qu’elle oublie que l’entreprise est tout d’abord coopération, assistance mutuelle, réciprocité. Quand une entreprise crée scientifiquement un système de primes individuelles qui mettent les travailleurs en compétition entre eux, elle peut sans doute à court terme obtenir certains avantages, mais cela finit vite par miner le tissu de confiance qui est l’âme de toute organisation. Et ainsi, quand la crise arrive, l’entreprise se délite et implose, parce qu’il n’y a plus aucune corde qui la tient. Il faut dire avec force que cette culture compétitive entre les travailleurs au sein de l’entreprise est une erreur, et donc une vision qui doit être changée si nous voulons le bien de l’entreprise, des travailleurs et de l’économie. Une autre valeur qui, en réalité, est une non-valeur est la « méritocratie » si révérée. La méritocratie fascine beaucoup parce qu’elle utilise un beau mot : le « mérite » ; mais comme elle l’instrumentalise et qu’elle l’utilise de manière idéologique, elle le dénature et le pervertit. La méritocratie, au-delà de la bonne foi de nombreuses personnes qui l’invoquent, est en train de devenir une légitimation éthique de l’inégalité. Le nouveau capitalisme à travers la méritocratie donne une apparence morale à l’inégalité, parce qu’elle n’interprète pas les talents des personnes comme un don. Le talent n’est pas un don selon cette interprétation, c’est un mérite, qui détermine un système d’avantages et de désavantages cumulatifs. Ainsi, si deux enfants à la naissance sont différents par leurs talents ou leurs opportunités sociales et économiques, le monde économique lira les divers talents comme mérite, et les rémunérera différemment. Ainsi, quand ces deux enfants iront à la retraite, l’inégalité entre eux se sera multipliée. Une deuxième conséquence de la soi-disant « méritocratie » est la transformation de la culture de la pauvreté. Le pauvre est considéré sans mérite et donc coupable. Et si la pauvreté est la faute du pauvre, les riches sont exemptés de faire quelque chose. Cela est la vieille logique des amis de Job, qui voulaient le convaincre qu’il était coupable de son malheur. Mais cela n’est pas la logique de l’Évangile, ce n’est pas la logique de la vie : nous trouvons, par contre, la méritocratie dans l’Évangile sous la figure du frère aîné, dans la parabole du fils prodigue. Il méprise son frère cadet et pense qu’il doit rester un perdant parce qu’il l’a mérité ; en revanche, le père pense qu’aucun fils ne mérite de manger les glands des porcs.
Vittoria, au chômage :
Nous qui sommes au chômage, nous sentons les institutions non seulement éloignées, mais comme des marâtres, visant davantage à un assistanat passif qu’à créer les conditions qui favorisent le travail. Nous sommes réconfortés par la chaleur humaine avec laquelle l’Église est proche de nous et par l’accueil que chacun trouve à la Maison des aumôniers. Sainteté, où pouvons-nous trouver la force de croire toujours et de ne jamais abandonner malgré tout cela ?
Le pape François :
C’est exactement cela ! Celui qui perd son travail et ne réussit pas à trouver un autre bon travail, sent qu’il perd sa dignité, de même que celui qui est obligé par nécessité d’accepter des emplois ingrats et injustes perd sa dignité. Tous les emplois ne sont pas bons : il y a encore trop de mauvais emplois et sans dignité, dans le trafic illégal d’armes, dans la pornographie, dans les jeux de hasard et dans toutes les entreprises qui ne respectent pas les droits des travailleurs ou de la nature. De même que le travail de la personne qui est très bien payée pour ne pas avoir d’horaires, de limites, de barrières entre son travail et sa vie, pour que le travail devienne toute sa vie, est un mauvais travail. Un paradoxe de notre société est la présence simultanée d’une part croissante de personnes qui voudraient travailler et n’y arrivent pas, et d’autres qui travaillent trop, qui voudraient travailler moins, mais qui n’y arrivent pas, parce qu’elles ont été « achetées » par les entreprises. Le travail, en revanche, devient « frère travail » quand, à côté de celui-ci, il y a le temps du non-travail, le temps de la fête. Les esclaves n’ont pas de temps libre. Sans le temps de la fête, le travail redevient de l’esclavage même s’il est extrêmement bien payé ; et pour pouvoir faire la fête, nous devons travailler. Dans les familles où il y a des chômeurs, ce n’est jamais vraiment dimanche et les fêtes deviennent parfois des jours de tristesse, car le travail du lundi manque. Pour célébrer la fête, il est nécessaire de pouvoir célébrer le travail. L’un marque le temps et le rythme de l’autre. Ils vont de pair.
Je suis également d’accord sur le fait que le consumérisme est une idole de notre temps. La consommation est le centre de notre société, et donc le plaisir que la consommation promet. De grands magasins, ouverts 24 heures par jour, tous les jours, nouveaux « temples » qui promettent le salut, la vie éternelle ; des cultes de pure consommation et donc de pur plaisir. C’est également la racine de la crise du travail dans notre société : le travail est fatigue, sueur. La Bible le savait très bien et nous le rappelle. Mais une société hédoniste, qui voit et qui ne veut que la consommation, ne comprend pas la valeur de la fatigue et de la sueur et elle ne comprend donc pas le travail. Toutes les idolâtries sont des expériences de pure consommation, les idoles ne travaillent pas. Le travail est effort : ce sont des efforts pour ensuite pouvoir engendrer de la joie pour ce que l’on a produit ensemble. Si l’on ne retrouve pas une culture qui estime la fatigue et la sueur, nous ne retrouverons pas un nouveau rapport avec le travail et nous continuerons à rêver la consommation du pur plaisir. Le travail est le centre de chaque pacte social, ce n’est pas un moyen pour pouvoir consommer, non. C’est le centre de chaque pacte social. Entre le travail et la consommation, il y a tant de choses, toutes importantes et belles, qui s’appellent dignité, respect, honneur, liberté, droits, droits de tous, des femmes, des enfants, des personnes âgées… Si nous bradons le travail à la consommation, nous braderons bientôt également avec lui tous ses mots frères : dignité, respect, honneur, liberté. Nous ne devons pas le permettre, et nous devons continuer à demander du travail, à l’engendrer, à l’estimer, à l’aimer. Également à le prier : beaucoup des plus belles prières de nos parents et de nos grands-parents étaient des prières du travail, apprises et récitées avant, après et pendant le travail. Le travail est l’ami de la prière ; le travail est présent tous les jours dans l’eucharistie, dont les dons sont les fruits de la terre et du travail de l’homme. Un monde qui ne connaît plus les valeurs et la valeur du travail, ne comprend même plus l’eucharistie, la prière véritable et humble des travailleuses et des travailleurs. Les champs, la mer, les usines, ont toujours été des « autels » d’où se sont élevées des prières belles et pures, que Dieu a saisies et recueillies. Des prières dites et récitées par qui savait et voulait prier, mais également des prières dites avec les mains, avec la sueur, avec la fatigue du travail de celui qui ne savait pas prier avec la bouche. Dieu a également accueilli celles-ci et il continue à les accueillir, également aujourd’hui.
C’est pourquoi je voudrais terminer ce dialogue par une prière, une prière ancienne, le « Viens, Esprit Saint », qui est également une prière du travail et pour le travail :
« Viens, Esprit Saint, en nos cœurs et envoie du haut du ciel un rayon de ta lumière. Viens en nous, père des pauvres, père des travailleuses et des travailleurs. Viens, dispensateur des dons, viens, lumière de nos cœurs. Consolateur souverain, hôte très doux de nos âmes, adoucissante fraîcheur. Dans le labeur, le repos ; dans la fièvre, la fraîcheur dans les pleurs, le réconfort. Lave ce qui est souillé, baigne ce qui est aride, guéris ce qui est blessé. Assouplis ce qui est raide, réchauffe ce qui est froid, rends droit ce qui est faussé. Donne mérite et vertu, donne le salut final, donne la joie éternelle. Amen ».
Merci !
Et à présent, je demande au Seigneur qu’il vous bénisse tous, qu’il bénisse les travailleurs, les entrepreneurs, les chômeurs. Que chacun de nous pense aux entrepreneurs qui font tout ce qu’ils peuvent pour donner du travail ; pense aux chômeurs, pense aux travailleurs et aux travailleuses. Et que cette bénédiction descende sur nous tous et sur eux. Merci beaucoup !