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Gilets & banquiers !

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J’ai lu Graeber sur la dette et depuis, je balade mon banquier





Son histoire de la dette est un best-seller aux Etats-Unis. Et pour cause : l’anthropologue David Graeber y milite pour qu’on efface l’ardoise. Fiche de lecture.

David Graeber,  l'universit de Yale, en 2005
David Graeber, à l’université de Yale, en 2005 - MICHELLE MCLOUGHLIN/AP/SIPA
Aux pays du crédit, il est une star en exil. On raconte qu’il serait à l’origine du slogan d’Occupy Wall Street – « Nous sommes les 99% ».
En France, son nom est associé à un article sur les « jobs à la con ». Rappel pour ceux qui prennent en route : selon Graeber, la technologie devrait nous permettre de ne travailler que quatre heures par jour, mais plutôt que de lever le pied nous inventons sans cesse des boulots inutiles voire nuisibles (ressources humaines, management, consulting, communication, etc.).
Au début du mois d’octobre, il a fait sa promo dans l’Hexagone. Dissertant avec Thomas Piketty (ouch), squattant les ondes de France Culture, il a aussi salué les altermondialistes d’Attac et visité l’usine Fralib près de Marseille. Avec un bouquin imposant sous le bras – « Dette, 5 000 ans d’histoire » (éd. Les Liens qui libèrent) –, traduit en français à la fin du mois de septembre.
L’« anthropologue anarchiste », comme il déteste qu’on l’appelle, est apprécié des bobos et des prolos. 
Je l’ai lu, j’ai appris des trucs. Petite revue personnelle et non-exhaustive.

1Il faudrait un jubilé tous les sept ans pour effacer l’ardoise


Le roi Hammurabi face au dieu Shamash, détail du bas-relief de la stèle du code de Hammurabi, XVIIIe siècle av. JC
Le roi Hammurabi face au dieu Shamash, détail du bas-relief de la stèle du code de Hammurabi, XVIIIe siècle av. JC - Wikimedia Commons/CC
Si Hammurabi revenait, il serait horrifié. Dans la Mésopotamie antique, les rois babyloniens effaçaient l’ardoise des créditeurs quand ça commençait à couiner. Des siècles plus tard, la loi biblique du jubilé dispose que toutes les dettes seront automatiquement annuléestous les sept ans. Et pourtant, en sautant deux millénaires, on atterrit sur un juge qui condamne un Américain « à l’incarcération illimitée » jusqu’au remboursement d’une dette de 300 dollars...
L’effacement de la dette était nécessaire dans l’Antiquité pour éviter les bouffées de colère populaire. Sans quoi les paysans cassaient et brûlaient les tablettes, papyrus, grands livres et autres registres de dettes. Ou se barraient dans la forêt pour mettre le boxon.
David Graeber aimerait bien que l’on s’inspire un peu du passé :
« Il est plus que temps, je pense, de procéder à un jubilé de style biblique – un jubilé qui concernerait à la fois la dette internationale et la dette des consommateurs. [...] Rien ne serait plus bénéfique que d’effacer entièrement l’ardoise pour tout le monde, de rompre avec notre morale coutumière et de prendre un nouveau départ. »

« Mais il faut toujours payer ses dettes »

L’anthropologue vedette d’Occupy appuie « Rolling Jubilee ». Ce collectif rachète les dettes médicales de ménages qui ont la tête sous l’eau. Pas pour faire du fric, mais pour les annuler. A ce jour, près de 12 millions de dollars (9 millions d’euros) ont été effacés. Il reste de la marge : plus de sept foyers américains sur dix seraient endettés.
C’est en défendant l’annulation de la dette du Tiers-Monde que David Graeber a eu l’idée d’écrire son bouquin. Lors d’une garden-party à Westminster Abbey (même les anars peuvent être mondains), il rencontre une jeune avocate qu’on lui présente comme étant « du genre militant ».
Les deux adultes prennent langue :
L’avocate : « Quelle est votre position [sur la dette du Tiers-Monde, ndlr] ? » David Graeber : « La dette ? Nous voulons l’abolir [...]. Pour nous, trente ans de flux financiers des pays pauvres vers les riches, ça suffit ! » L’avocate (pourtant supposée gauchisante) : « Mais ils l’ont emprunté, cet argent. Il est clair qu’on doit toujours payer ses dettes. »
L’air lui manque, ses mains deviennent moites, l’agacement pointe dans sa gorge. Ses arguments se bousculent :
  • par la magie des intérêts composés, la somme empruntée par des dictateurs sous la pression des pays riches a déjà été remboursée « trois ou quatre fois » ;
  • le FMI impose des coupes si drastiques que des gamins en crèvent ;
  • le taux d’intérêt rémunère le risque et faire défaut fait partie du système.
Elle, imperturbable : « Mais il faut rembourser ses dettes. »
D’où la question qui tire toute la réflexion du livre :
« [Qu’est-ce qui donne à cet énoncé (“il faut rembourser ses dettes”)] cette force morale capable de donner un air inoffensif et banal à des horreurs ? »
David Graeber parle de ses soirées à Westminster Abbey
En anglais

2Quand on déguise la baston en morale, ça donne la dette

D’où vient cette force morale de la dette ? De la violence.
Scarface et Alexandre le Grand ont en commun de transformer leurs conquêtes en dette. « Je ne t’ai pas complètement pété la gueule, donc tu m’appartiens, mais on va s’arranger. » Si elle ne rembourse pas sa vie épargnée, la victime devient le coupable. Petit miracle.
Capture d'cran de paysans pas contents dans
Capture d’écran de paysans pas contents dans « Kaamelott » (M6)
Attention, ça devient ésotérique.
Bizarrement, malgré cette violence, la dette reste une relation contractuelle passée entre deux individus égaux. L’endettement suppose l’égalité. C’est pour cela qu’il est le ferment des révolutions. D’où le slogan des révoltes paysannes :
« Annulez la dette, redistribuez les terres. »
Sauf que ces révoltes – souvent d’inspiration religieuse – parlent le langage de l’adversaire. Elles utilisent le registre de la morale et un vocabulaire économique. Exemple : la « rédemption » chrétienne, dont l’étymologie se rattache au « rachat » (de la dette).
Bref, la dette s’enkyste dans notre idée du bien et du mal. Voilà d’où vient sa force morale. La violence est toujours là, mais enfouie sous nos conventions.
« L’histoire montre que le meilleur moyen de justifier des relations fondées sur la violence, de les faire passer pour morales, est de les recadrer en termes de dettes – cela crée aussitôt l’illusion que c’est la victime qui commet un méfait. »

3Parfois la dette permet de se faire des amis

Il y a, pour le dire vite, de la bonne et de la mauvaise dette. La bonne, c’est la promesse bienveillante entre voisins. Je te rends un service aujourd’hui, tu m’en rendras un demain. La mauvaise, c’est celle imprégnée par les mathématiques et imprimée par la contrainte. 
Graeber aime prendre comme exemple les Tiv, un peuple d’Afrique de l’Ouest. Les femmes y tissent des liens en se faisant de petits cadeaux mutuels. Elles prennent garde à ne jamais répondre à un présent par un objet de valeur équivalente.
Ce serait dire :
« Nous sommes quittes, bye-bye la mégère. »
Si le cadeau en vaut trois, il faut répondre avec deux ou quatre. Histoire d’avoir une excuse pour revenir faire coucou.

Les dettes, « seule forme des rapports humains suivis »

Commentaire de Graeber :
« Si nous tenons à définir toute interaction humaine comme l’échange d’une chose contre une autre, les rapports humains suivis ne peuvent prendre qu’une seule forme : les dettes. Sans elles, nul ne devrait rien à personne. Un monde sans dettes retomberait dans le chaos primordial, dans la guerre de tous contre tous [...]. Chacun de nous deviendrait une planète isolée. »
Précisons de suite que l’auteur conçoit d’autres interactions humaines que l’échange. Même s’il reste un peu flou là-dessus. 

4La monnaie a besoin de guerres et d’esclaves


« Qu’est-ce qu’une dette, en fin de compte ? Une dette est la perversion d’une promesse. C’est une promesse doublement corrompue par les mathématiques et la violence. »
De la monnaie grecque
De la monnaie grecque - Classical Numismatic/CC
Et ce passage de la promesse à sa perversion commence avec les pièces de monnaie.
La différence entre le crédit et la monnaie sonnante et trébuchante, c’est que les pièces peuvent êtres volées et personne ne demandera d’où elles viennent.
A la taverne du coin, la soldatesque aura du mal à faire accepter une ardoise. Si elle tend du flouze, le patron sera moins réticent. En temps de guerre, la confiance se fait rare, le crédit aussi. Les pièces de monnaie sont apparues dans le sillage des soldats.
Pour Graeber, le processus est simple :
  • pour nourrir une armée, il faut que les soldats puissent acheter avec des pièces de la boustifaille sur des marchés ;
  • pour cela, il faut créer des marchés – où les soldats pourront acheter des poules, des fruits, des légumes ;
  • ce que font les conquérants en exigeant que les taxes soient payées en pièces métalliques. L’or et l’argent étant acquis par la guerre, extraits des mines par des esclaves et distribués aux soldats ;
  • pour obtenir ces pièces et payer les taxes, les peuples « occupés » sont donc forcés de vendre leurs poules, fruits et légumes aux militaires ;
  • bingo.
Du coup, les historiens font valser les périodes :
  • en temps de paix, c’est la monnaie virtuelle qui prédomine (la confiance règne, on se fait crédit) ;
  • en temps de guerre, la monnaie « en dur » fait la loi (on préfère des pièces à une promesse).

Les bons du Trésor américain, « un tribut impérialiste »

L’anthropologue va plus loin :
« De fait, on pourrait interpréter l’ensemble de l’Empire romain à son apogée comme une immense machine à extraire des métaux précieux, à les transformer en pièces de monnaie et à les distribuer à l’armée – tout en encourageant les populations conquises, par des politiques fiscales, à utiliser ces pièces dans leurs transactions quotidiennes. »
Plus près de nous, la Banque d’Angleterre a été créée lorsqu’un consortium de quarante marchands de Londres et d’Edimbourg a offert au roi Guillaume III un prêt de 1,2 million de livres pour l’aider à financer sa guerre contre la France.
Bref, la monnaie – et la dette – auraient toujours à voir avec la violence et l’esclavage. Et Graeber de souligner, perfide, que les « bons du Trésor » émis par les Etats-Unis sont achetés par les pays placés sous leur protection militaire. Ne peut-on pas parler de « tribut » ?
« Le système de bons du Trésor américain, par exemple, est un tribut impérialiste. Pendant la guerre froide, les Etats qui ont acheté la dette américaine n’étaient autres que l’Allemagne de l’Ouest, le Japon, la Corée du Sud, les pays du Golfe, tous sous protection américaine. A plusieurs reprises, l’Allemagne a essayé de se désengager de cette dette et, à chaque fois, les Etats-Unis ont menacé de retirer leurs troupes de l’Allemagne de l’Ouest. Les bons du Trésor sont en réalité un impôt indirect qui finance le budget du Pentagone. »

5Dieu sort du flanc du pèze

Les grandes religions naissent avec les pièces. En forçant les gens à penser en termes de profits, les pièces ont engendré, en réaction, le tralala divin.
  • Là où se développent le « complexe armée-pièces de monnaie-esclaves » éclosent des philosophies matérialistes ;
  • en réaction, des philosophes explorent les idées d’humanité et d’âme ;
  • et font bloc avec des mouvements sociaux qui font face aux élites violentes et cyniques.
Ces mouvements se mettent à imaginer des arrières-mondes où la dette est anéantie. Dieu sort de la thune.

6Le troc originel, c’est de la branlette d’économiste


Adam Smith, 1787
Adam Smith, 1787 - Wikimedia Commons
Au commencement, le troc. Au cœur de l’économie se nicherait un « penchant naturel à tous les hommes » qui « les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges ». Le postulat d’Adam Smith est devenu une vérité acceptée.
Selon cette thèse, la monnaie naît des difficultés pratiques posées par le troc. Si tu n’as pas besoin d’une vache en échange de tes poulets, je te les paie avec des pièces.
Le crédit se développerait en dernier. Après le troc et la monnaie.

« Historiquement, les marchés commerciaux sont nés du vol »

Sauf que, selon David Graeber, c’est bidon. Personne n’a jamais vu une société fonctionner ainsi. Les échanges se font d’abord entre voisins. Les gens se connaissent, se font confiance. « Prends la vache si tu la veux ! » Même si c’est un non-dit, celui qui repart avec le bovidé sait qu’il en doit une à son voisin. Le crédit apparaît en premier. Vient ensuite la monnaie.
Alors pourquoi les économistes s’entêtent selon Graeber ?
« L’inlassable récitation du mythe du troc, utilisée comme une incantation, est avant tout pour les économistes une façon de conjurer le risque de devoir regarder en face cette réalité. [...] Historiquement, les marchés commerciaux sont nés du vol. »
Schématisons. Pour Graeber, c’est l’esclavage, puis le monnayage, qui en arrachant les personnes et les objets à leur contexte ont participé à faire émerger l’idée d’un marché impersonnel traversé de rapports froids et mathématiques.

7Je « péone » tous les jours


Péon, n.m. Paysan pauvre (qui n’a pas de cheval). Du latin pedo, onis « qui a de grands pieds ».
Péonage, n.m. Dans le bouquin de Graeber, désigne la situation du débiteur privé de liberté et contraint de travailler pour son créancier jusqu’au moment où il sera acquitté de sa dette par son travail.
Un concept qui serait toujours d’actualité aujourd’hui :
« Le péonage reste la base principale du recrutement de la main d’œuvre au niveau planétaire : soit littéralement, comme dans une vaste partie de l’Asie orientale ou de l’Amérique latine, soit subjectivement, puisque la plupart de ceux qui effectuent un travail salarié ont le sentiment de le faire avant tout pour rembourser des prêts à intérêt. »

8Le mot « chèque » vient de l’arabe « sakk »


Après des siècles fondés sur l’or et l’argent, le Moyen Age voit un retour à la monnaie virtuelle. A l’échelle du monde, ce qui se passe alors en « Europe occidentale » tient de l’anecdote. Les grands mouvements se font au Proche-Orient, en Chine, en Inde.
L’or et l’argent retournent dans les temples. La monnaie virtuelle reprend le dessus. L’islam invente le « chèque » (d’autres étymologies lient le mot à l’ancien français « eschec », qui a donné « échec »).
Mais cette « virtualisation » s’accompagne de mécanismes de régulation. Par exemple, la charia ou le droit canon, très méfiant vis-à-vis des taux d’intérêt. On retrouve un mécanisme de protection des créditeurs comme l’étaient la loi du jubilé ou l’effacement des tablettes en Mésopotamie.
Et c’est là qu’intervient le point 9.

9Là, ça craint, mais ça va s’éclaircir


Depuis 1971 et la fin de la convertibilité du dollar en or, nous serions entrés dans une nouvelle ère de monnaie virtuelle. Mais à l’inverse des périodes précédentes, le grand mécanisme régulateur (le FMI) protégerait les débiteurs plutôt que les créanciers.
Pas de panique. Graeber souligne que les périodes dont il parle se mesurent en demi-millénaire. Le monde a encore le temps de changer.

« La liberté, capacité de faire de vraies promesses »

Conclusion de l’anthropologue :
« Si la liberté (la vraie) est l’aptitude à se faire des amis, elle est aussi, forcément, la capacité de faire de vraies promesses. Quelles sortes de promesses des hommes et des femmes authentiquement libres pourraient-ils se faire entre eux ? Au point où nous en sommes, nous n’en avons pas la moindre idée. La question est plutôt de trouver comment arriver en un lieu qui nous permettra de le découvrir. Et le premier pas de ce voyage est d’admettre, qu’en règle générale, comme nul n’a le droit de nous dire ce que nous valons, nul n’a le droit de nous dire ce que nous devons. »





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