Quantcast
Channel: François de Siebenthal
Viewing all articles
Browse latest Browse all 2306

Subsidiarité à Venise.

$
0
0

Venise : à quoi devons-nous sa beauté ?

Publié le  dans Logement & immobilier
Par Vincent Bénard.
Venise vue du ciel (CC, Oliver-Bonjoch)
Qui n’est pas fasciné par Venise ? Voilà une ville hors norme qui a su résister à tous les outrages du temps. Même au-delà des grands palais des anciens quartiers riches, les anciens quartiers populaires fascinent par leur qualité visuelle. Pourtant, la ville fut construite sur une zone inondable, et sa superficie gagnée sur l’eau à l’aide de techniques rudimentaires.
Quand on voit la facilité avec lesquelles les hommes d’aujourd’hui construisent des quartiers ou des villes insupportablement laides et socialement à la dérive, accumulations de constructions médiocres et de fonctionnalités mal pensées, on en vient à se demander : « Serions-nous capable de recréer Venise aujourd’hui » ? Et la réponse est « non ». Nos villes et quartiers modernes sont laids, alors que nos moyens techniques sont sans commune mesure avec ceux du Moyen Âge ou de la Renaissance.
Pourquoi les anciens d’Italie, d’une lagune inhospitalière, ont pu créer un joyau, alors que nous peinons à embellir notre espace ? Que pouvons-nous apprendre du développement de Venise, du XIe au XVIIe siècle ?
Avertissement : je ne prétends pas être exhaustif, et j’ai sûrement commis des erreurs. Les informations en Français ou en Anglais sur le droit de propriété vénitien ou le fonctionnement des commissions d’attribution de permis de construire dans la Venise des doges, ne sont pas si faciles à trouver, décrypter, et agréger. Mais je pense avoir à peu près cerné ce qui a permis à Venise d’être la perle de la Méditerranée. Je reste bien moins sûr de moi quant aux raisons du relatif déclin de la ville à partir du XVIIe siècle. N’hésitez pas à réagir ou commenter.
La république de Venise : un projet politique en réaction aux brutalités féodales
Commençons par quelques éléments historiques sommaires.
La lagune de Venise était déjà occupée de quelques familles de pêcheurs à la fin de l’empire romain. Mais le développement initial de la ville coïncide avec les invasions des Huns, puis surtout celle des Lombards, venus d’Europe du Nord, et qui installent des pouvoirs féodaux très autoritaires dans la vallée du Po et la Toscane, avant le tournant du premier Millénaire. De nombreux Italiens, notamment le clergé, fuient la cruauté des ducs lombards et colonisent la lagune, avec dans l’idée de créer une société qui serait l’anti-thèse de la féodalité. Rapidement, des institutions permettant d’éviter le despotisme d’un seul apparaissent. Ainsi, le « Doge », qui personnifie le pouvoir à Venise, n’a rien d’un souverain absolu. Il n’est que l’émanation du « Grand Conseil », lieu de définition collégiale des orientations politiques de la ville. Et ce conseil n’est pas despotique : son pouvoir est fortement encadré par des conseils des 6 grands quartiers de Venise (“Sestiere”) et par plusieurs cours de justices spécialisées (cour pénale, tribunal de la propriété, etc…) dont la mise en place débute dès le Xe siècle et s’étoffe au fil des décennies.
Un droit romain modernisé par les savants de Bologne
Parallèlement, Venise se dote d’un droit civil permettant à tout un chacun d’entreprendre, et notamment de se tourner vers le commerce maritime. Ce droit fut d’abord inspiré de celui de l’époque romaine, remise au goût du jour par les érudits (“glossateurs bolonais”) de l’université de Bologne. Sa principale caractéristique est de prévoir une stricte égalité en droit civil de tous les vénitiens, de protéger la propriété, et la liberté d’entreprendre pour tous. Si le pouvoir politique reste initialement confié aux patriciens, c’est à dire ceux qui donnent leur sang pour défendre militairement la république, tout vénitien peut s’enrichir. Il en résulte que Venise devient rapidement un creuset de prospérité.
Très vite, dès le XIe siècle, les institutions politiques issues de la Noblesse se voient complétées d’institutions locales « populaires » où siège le pouvoir économique, qui créent un contre-pouvoir efficace aux tentations hégémoniques que pourraient avoir certains nobles. Les mariages – et l’argent !- favorisent le mélange de la noblesse et de la haute bourgeoisie, donnant de fait, dès le XIIe siècle, le poids politique le plus fort aux milieux économiques.
La concurrence avec les autres villes d’Italie du Nord
La république de Venise, englobant la lagune et les villages côtiers alentours, restera toujours indépendante du saint-empire romain germanique dont l’hégémonie sur l’Italie du Nord ne s’amenuisera qu’à la fin du XIVe et ne s’achèvera définitivement qu’après la fin du XVIe siècle. Cependant, dès l’an 992, l’empereur Otton III accorde à Venise les mêmes droits commerciaux sur le territoire de l’empire que ceux des villes terrestres. Et très vite, les villes du Nord vont s’inspirer de la modernité politique vénitienne pour créer leurs institutions propres.
En effet, les empereurs du Saint Empire se rendent compte qu’ils ne peuvent gérer l’Italie du Nord de façon centralisée depuis Aix la Chapelle. Ils vont donc adopter rapidement des « lois de décentralisation » du pouvoir à leurs vassaux, selon un schéma simple : chaque seigneurie, c’est-à-dire une ville plus son aire alentours (Contado), devra verser une soulte annuelle à l’empereur en échange de sa protection contre des envahisseurs extérieurs, mais restera relativement libre de s’auto-administrer au plan local.
Soucieuses de ne pas se laisser décrocher par Venise, les cités lombardes vont progressivement adopter des institutions calquées sur le même modèle, permettant à un pouvoir économique de prospérer avec la noblesse. Cela donnera une mosaïque curieuse de cités dont les milieux économiques vont collaborer et échanger, pendant que les noblesses oscilleront entre périodes d’alliances et de guerres, parfois interrompues par une incursion des maîtres empereurs allemands pour remettre de l’ordre dans la province.
Ainsi, du Piémont à la Toscane, grandissent des villes qui sont concurrentes dans un « marché commun », sur lesquelles la tutelle germanique lâche permet aux institutions de se développer et d’évoluer rapidement, et où le droit “romain-bolonais” va devenir la base du droit civil. Venise s’inscrira dans ce jeu de collaboration-compétition, bien que n’appartenant pas au saint empire. La ville, qui a inspiré ses voisines, va à son tour leur emprunter certaines expériences qui fonctionnent. Cette émulation concurrentielle est certainement la base du succès économique et culturel de l’Italie du Nord au cours de la première moitié du second millénaire.
Le sud de l’Italie (Royaume de Naples) et la Sicile ont eu moins de chance. Du XIIe au XVe siècles, ils furent conquis et placés sous la domination des ducs d’Anjou, qui y instaurèrent un système féodal des plus classiques, et déjà fiscalement gourmand : ce n’était pas des français pour rien ! De nombreux historiens situent là l’origine du retard économique irréversible pris par l’Italie du Sud.
Droit de propriété, gestion saine et ingénierie financière moderne
Très vite donc, les villes du Nord adoptent des principes de gestion inspirés des pratiques des commerçants les plus talentueux, qui vont dominer les branches “populaires” des institutions des villes. Un exemple intéressant : les villes se dotent pour la plupart d’un magistrat en chef indépendant des seigneurs, sorte de “Directeur Général” avant l’heure, en charge principalement de la direction de l’administration urbaine et de la magistrature, avec une attention particulière portée à la bonne gestion des deniers publics, généralement choisi pour une période courte, souvent un an, pas plus !, venant d’une autre ville pour arbitrer les conflits de façon neutre, responsable de ses fautes sur ses biens propres, et rémunéré en fonction des résultats de sa gestion, appelé le “Podestat”.
Au début du XIIe, dans les villes lombardes, le Podestat est souvent allemand et désigné par l’empereur, mais rapidement, des magistrats italiens prennent leur place, commençant leurs carrières dans de petites villes rurales et accédant, pour les plus doués d’entre eux, au rôle de “Podestat” des villes phares comme Milan, Florence, Gênes, etc. Venise, bien que n’appartenant pas à l’empire, s’inspirera du système du podestariat pour diriger son administration. Venise nommera peu de podestats « étrangers », contrairement aux villes de l’empire, mais en revanche, elle fournira de nombreux podestats aux villes terrestres (154 podestats originaires de Venise sont recensés en Italie du Nord entre 1200 et 1350), les plus renommés d’entre eux revenant parfois tenir cette fonction à Venise.
On peut également noter qu’à partir du XIe siècle, les lombards et les vénitiens développent une ingénierie financière des plus modernes : marchés de changes, négoce à terme des récoltes, prêts hypothécaires, baux immobiliers de toutes natures (classiques ou emphytéotiques), comptabilité, assurances maritimes, banques privées modernes…
La prééminence des milieux économiques dans les organismes de pouvoir, la compétence économique des décideurs, et la supervision d’un podestat indépendant, orientent les investissements publics vers la recherche de l’efficacité. Cela n’empêche pas la république de connaître parfois des difficultés financières, notamment lorsque ses campagnes militaires se soldent par des défaites. Les autorités de la république n’hésitent pas à prélever des impôts exceptionnels lourds ou des emprunts « obligatoires », principalement sur les familles les plus riches, lorsqu’une guerre doit être financée. Mais les autorités de Venise ont semble-t-il toujours eu la sagesse de supprimer ces prélèvements exceptionnels une fois la paix revenue. On ne peut guère en dire autant de nos États actuels…
Il faut noter que très vite, la prospérité de Venise ne s’est pas appuyée seulement sur sa force maritime, même si elle fut le socle de sa réussite. Venise fut aussi un des premiers centres « pré-industriels » de l’Italie du Nord (arsenaux, textile), et si l’imprimerie n’y fut pas inventée, c’est à Venise que Manuzio miniaturisa l’invention de Gutenberg et créa les premiers livres de voyage et de poche, permettant à la ville d’accroître son rayonnement culturel. Venise fut le premier centre européen de la production de livres à la fin du XVe et au XVIe siècle.
Enfin, le droit de propriété sera bien mieux respecté en Italie du Nord que dans le reste de l’Europe pendant toute la première moitié du second millénaire. Les italiens manient à merveille les concepts romains de nue-propriété, de jouissance et d’usufruit, et définissent des conditions d’aliénation de la propriété très strictes. Ainsi, pas question pour les pouvoirs locaux d’exproprier quelqu’un pour une lubie publique. Venise se dote très vite de tribunaux spécialisés en droit de la propriété (Giudici del proprio puis Giudici del piovego), chargés de défendre les intérêts de tous les propriétaires notamment contre tout abus de force des riches ou des puissants, mais aussi de faire appliquer au niveau paroissial les décisions d’urbanisme prises par les sestiere ou le grand conseil à partir des meilleures expériences au niveau local. C’est cette rétroaction constante faite de pouvoirs et de contrepouvoirs entre, d’une part, les paroisses, les quartiers, et le grand conseil, et entre ordres exécutifs et ordres judiciaires, d’autre part, qui permet à la ville de grandir entre initiative individuelle et minimum de coordination décentralisée entre ces initiatives.
La question foncière à Venise
À Venise, il y a très peu de foncier « naturel ». Le foncier est créé par gain sur la lagune, des pieux de bois étant plantés dans la vase et assurant la stabilité des constructions, l’eau de mer protègeant les troncs d’arbres de la putréfaction. On considère généralement que la progression vers la Lagune commence bien avant l’an mille, lorsque le centre-ville quitta son premier berceau historique de l’île de Torcello.
La surface gagnée sur l’eau est estimée à 130 ha au Xe siècle, et progressera jusqu’à 544 ha mesurés lors de la création du cadastre par Napoléon. Il est vrai qu’il n’y avait personne au-dessus des vénitiens pour condamner « l’étalement urbain » ! On imagine sans peine qu’aujourd’hui, si des visionnaires voulaient rebâtir Venise dans la lagune d’Arcachon, tous les fonctionnaires de la république, toutes les associations écologistes, saisiraient les tribunaux et feraient interdire ce projet, qualifié de scandale environnemental.
Il n’est d’ailleurs pas rare, au début de l’expansion de la ville, que l’investisseur du foncier ne soit pas le même que le bâtisseur. L’emphytéose (le droit à construire sur terrain d’autrui à travers un bail dit “emphytéotique”) est une forme de propriété courante, bien que non majoritaire. Cette pratique tendra à voir sa part de marché se réduire progressivement au cours des siècles, car elle crée trop de complications juridiques sur le long terme. Mais elle a sans doute favorisé la profondeur de la réflexion sur les instruments du droit de propriété dans la ville, généralement considéré comme particulièrement évolué et moderne pour l’époque.
Retenons simplement qu’à Venise, l’étalement urbain est difficile pour des raisons techniques qui entraînent des coûts élevés de « viabilisation », mais pas pour des questions administratives. Sous réserve qu’un projet obéisse aux plans d’expansion des canaux négociés entre les quartiers et le grand conseil, les tribunaux n’ont pas de raisons juridiques de l’interdire, hors problèmes techniques.
L’urbanisme « bottom up », géré comme un assemblage de copropriétés
À Venise, le pouvoir est fortement décentralisé. Notamment, ce sont 71 paroisses, dont certaines comptent moins de 500 âmes, qui gèrent les règles de construction et d’utilisation de l’espace, habitations ou commerces. Chaque paroisse se gère, en quelque sorte, comme une assemblée de co-propriétaires, et dispose de sa place centrale, avec ses commerces, points de rencontre, et bien entendu, son église. Cependant, dès la fin du XIe siècle, les Vénitiens éprouvent le besoin de faire coopérer les paroisses entre elles : 6 puis 7 quartiers (Sestiere) sont créés, qui sont ceux de la Venise actuelle, dotés de conseils qui font adopter par le conseil majeur les premiers “plans d’alignement de façade” avant la fin du XIe siècle, et planifient le tracé des nouveaux canaux. Puis des tribunaux spécialisés, les Juges du Piovego, seront, à partir du milieu du XIIIe siècle, chargés d’attribuer des permis de construire, et de gérer les différends de voisinage. Cependant, pas question de zonage centralisé ici : les tribunaux ne sont pas là pour censurer la volonté de construire, mais pour s’assurer que toute construction respecte le voisinage et des normes évidentes de sécurité pour une zone inondable.
Cette organisation urbaine polycentrique où les paroisses, puis les quartiers, conserveront la primauté des décisions d’aménagement sur le « pouvoir central » des doges, perdurera au moins jusqu’au XVIIIe siècle. Si la forme urbaine de la ville est quasiment acquise au début du XVe siècle, l’insolente prospérité de la ville permet un renouvellement important du bâti : alors que dans les phases initiales, seules les cathédrales et certains bâtiments ducaux ont été construits en pierre, la période de la renaissance verra le remplacement des habitations de bois par des constructions en dur, moins sensibles au feu. C’est durant ces siècles que furent bâtis non seulement les palais somptueux si prisés des touristes, mais aussi les quartiers plus populaires qu’il fait bon découvrir lorsque l’on veut sortir des sentiers battus.
« Coopétition » : concurrence et collaboration
La « compétition coopération » entre paroisses et quartiers aboutit à une forme urbaine aussi classique qu’elle puisse l’être dans un lieu aussi atypique : près du palais des doges (quartier San Marco), et du Grand Canal, lieux de pouvoir et de prestige, se développent des palais somptueux habités par de riches patriciens ou bourgeois. Plus on s’éloigne du centre et plus l’habitat se fait populaire. Mais la compétition entre quartiers fait que les propriétaires des quartiers populaires, soucieux d’attirer du monde, ne construisent pas du toc, et s’inspirent, en moins chargé, du style architectural des quartiers les plus huppés.
Bâtisseurs investisseurs de long terme
Venise est essentiellement un marché locatif. La proportion de propriétaire occupants n’excèdera jamais, jusqu’au XVIIe siècle, les 20%. Les Vénitiens sont des gens voyageurs, et surtout, les villes italiennes se caractérisent par une rotation importante de la population : des artisans, des petits commerçants, s’en vont et viennent au gré des contrats et des opportunités d’affaires. À ce compte-là, posséder son logement n’est pas nécessairement rentable. Ajoutons que, la vie étant courte, les banquiers préfèrent prêter aux familles dont les héritiers pourront assumer la succession.
Le droit de propriété connait à Venise une unique entorse, mais d’importance : à la mort du premier propriétaire, l’enfant aîné hérite, mais si cet héritier veut revendre, les membres de la fratrie disposent d’un droit de préemption dans l’ordre du droit d’ainesse. Non seulement ce dispositif est source de conflits intrafamiliaux, mais la revente d’un bien immobilier nécessite parfois des années avant d’être concrétisée. La propriété occupée ou mise en location n’intéresse donc que les patriciens ou les très riches commerçants désireux d’afficher leur statut social, mais la classe moyenne est plutôt réticente à accéder à la propriété foncière. Il est à noter que ce dispositif de préemption familial est très peu répandu dans le saint empire romain-germanique voisin, ce qui peut expliquer une certaine “fossilisation” de la propriété vénitienne dans le temps, comparée à ses concurrentes. Ainsi, le nombre total de propriétaires dans la paroisse de San Polo régresse de 330 à 268 entre 1582 et 1740.
La conséquence de ces dispositions est que les bâtisseurs s’inscrivent dans une perspective d’investissement locatif et de possession à long terme de leur patrimoine, ce qui explique sa qualité initiale, et son bon état de conservation dans le temps, même s’il n’y a pas de miracle, la ville connaît aujourd’hui, un millénaire après le début de son essor, de gros soucis de conservation au niveau de ses fondations.
Le déclin de Venise
Si Venise fut un des phares de l’Italie, la plupart des historiens datent son déclin relatif à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. Je n’ai trouvé aucune analyse exhaustive, non superficielle, et exploitable, des causes du déclin de la ville. Tout au plus ai-je pu recueillir quelques éléments ici et là, mais sans certitude d’être exhaustif ou d’avoir pu isoler le point clé.
Tout d’abord, des facteurs conjoncturels extérieurs ont joué. Le schisme entre catholiques et protestants a conduit, en Italie comme ailleurs, une partie des élites attirées par le protestantisme à fuir vers l’Europe du Nord, qui est devenue une concurrente redoutable pour les industries italiennes. La France et l’Espagne n’ont pas été épargnées par cette montée en puissance du monde anglo-saxon. En outre, le développement international du mercantilisme ibérique, britannique et français a rendu plus difficile d’accès certains débouchés commerciaux aux villes d’Italie. L’hyper décentralisation des pouvoirs italiens, et donc l’absence de vrai pouvoir central, qui fut une force dans la période précoloniale, empêcha l’Italie de se mêler au partage du monde entre puissances coloniales. Le bilan économique du colonialisme fut certainement négatif à long terme pour les colonisateurs eux-mêmes, mais il commença par pénaliser les petites puissances commerciales.
Passons maintenant aux facteurs strictement vénitiens. Car si l’Italie fut touchée la concurrence du Nord, Venise perdit de sa superbe face aux autres cités italiennes.
Deux épidémies de peste ont amputé Venise du quart de sa population, en 1576 et 1630. Venise s’est relevée de la première, la population en 1620 dépassant celle de 1576 (avec pratiquement 200 000 habitants), mais pas de la seconde, qui semble marquer le début du déclin politique et économique de la ville.
En réaction aux colonialismes précédemment décrits, Venise s’engagea peu après la seconde grande épidémie, dans une guerre de type colonial longue et coûteuse pour le contrôle de la mer Égée, guerre qu’elle perdit finalement. Enfin, le XVIIe siècle fut commercialement moins ouvert que ses prédécesseurs, le monde oscillant entre acceptation de la globalisation naissante, et protectionnisme. Venise n’échappa pas à cette hésitation.
On peut noter qu’après 1630, un impôt ancien, le « decime » (dixième), qui jusque-là ne frappait que les produits des rentes (loyers immobiliers ou agricoles) fut étendu sur les intérêts des prêts hypothécaires (Livello) et sur certains résultats commerciaux pour financer ces campagnes, et les archives fiscales de la ville suggèrent que cet impôt a joué un rôle dans la dégradation de sa compétitivité. Ce n’était pas, loin s’en faut, la première fois que Venise dut financer une campagne militaire. Mais le fait que la ville ait dû considérablement augmenter sa base fiscale pour financer celle-ci laisse penser que le financement de ses tâches publiques ordinaires avait pris trop d’importance, signe d’un gonflement excessif de la bureaucratie au cours du temps. Ce phénomène d’expansion bureaucratique étant universel, on peut supposer qu’il s’est produit aussi à Venise, mais je ne puis l’affirmer avec certitude, faute d’avoir identifié des sources analysant les institutions sous cet angle.
Enfin, il est à noter que l’urbanisation de Venise semble atteindre un palier à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle : les sestiere ne s’étendent plus aussi rapidement vers la Lagune, et la densification urbaine ne peut guère dépasser certaines limites physiques technologiques : la ville est bâtie sur des pieux qui ne peuvent supporter un poids trop élevé. Toutefois, je n’ai pas été en mesure de découvrir avec certitude si ce palier de développement est lié à des contraintes physiques ; on peut supposer que Venise s’est développée d’abord sur les parties de la lagune les moins difficiles à conquérir, ou au manque d’intérêt de nouveaux investisseurs pour développer de nouvelles ressources foncières sur l’eau. Combiné à la faible rotation de la propriété (cf plus haut) liée à l’existence de la préemption familiale, on peut supposer que Venise a perdu son pouvoir d’attraction et son image de tremplin vers la réussite sociale pour les nouveaux entrants.
La conséquence de cette limitation est que les industries ayant besoin de grandir quittent la ville, et s’installent soit dans les terres fermes de la république, autour de la lagune, soit… ailleurs, et que les recettes de la république en souffrent.
La lagune, autrefois protectrice, est devenue un facteur limitant de la capacité d’expansion économique. Cependant, aucun des facteurs de déclin ci-dessus évoqués, ne saurait constituer une remise en cause des facteurs de succès initiaux : la géographie de Venise est ce qu’elle est, et les entreprises guerrières inappropriées ne sont certainement pas propres à certaines formes d’organisations des institutions urbaines !
Les leçons à tirer du succès de Venise
Quelles leçons peut-on tirer du succès de Venise ?
1 – Le pouvoir était local. Pas de bureaucrate d’une lointaine capitale pour imposer un “PLU” ou une loi « SRU »
2 – Localement, la décentralisation du pouvoir et son fonctionnement “bottom up”, de la base vers l’élite, était la règle. Ceux qui formaient les décisions étaient les premiers concernés par leurs conséquences.
3 – Venise était en concurrence avec les villes de la terre ferme, de Milan à Florence en passant par Gênes : les gouvernants devaient en tenir compte pour ne pas se laisser décrocher et devaient gérer la ville avec le bon compromis entre dynamisme essentiellement privé, et sagesse.
4 – Les quartiers et paroisses de Venise étaient en concurrence entre elles : là encore, les conseils locaux devaient tenir compte de ce contexte concurrentiel et gérer intelligemment leur zone de pouvoir en conséquence. Mais des institutions inter-paroissiales (sestiere) permettaient ce qu’il fallait de coopération pour que la compétition ne soit pas anarchique. Le grand conseil et les doges n’intervenaient que pour les grands investissements stratégiques.
5 – Sa gouvernance était d’une rare modernité pour l’époque : les pouvoirs et contre-pouvoirs y étaient répartis entre diverses entités représentant des parts diverses de la population, les garde- fous contre l’absolutisme y étaient fonctionnels.
6 – L’étude des registres fiscaux de la ville, admirablement conservés, montre que les techniques financières avaient atteint un haut niveau de maturité.
7 – Le droit de propriété était moderne, et le droit de préemption public très encadré : les propriétaires pouvaient développer le marché immobilier, essentiellement locatif, en toute sécurité juridique.
8 – Si l’égalité politique était loin d’être atteinte, les différences entre noblesse et « populo » se sont réduites au cours du temps. En revanche, était totale l’égalité en droit civil, et devant le droit d’entreprendre. Venise ne fut pas totalement épargnée par certaines formes de corporatisme au cours de son histoire, mais celui-ci n’atteint jamais les niveaux de contrôle sur les secteurs économiques du voisin français. La liberté d’entreprendre fut toujours la règle et ses entraves l’exception dans la république de Venise. Venise fut donc prospère et a permis à la classe entrepreneuriale de prendre de l’importance politique, ce qui assura une gestion saine des deniers et des investissements publics.
9 – La gestion des finances publiques était confiée à des magistrats responsables de leurs fautes sur leurs biens propres. D’une façon générale et à tous les échelons publics ou privés, le droit italien de la responsabilité était fonctionnel : comme dirait l’essayiste Nassim Taleb, « les parties prenantes des décisions privées ou publiques mettaient leur peau en jeu ». L’étude du développement de la ville montre que les doges et leurs conseillers géraient la ville plus comme une entreprise que comme un fief politique, quand bien même les jeux politiciens n’étaient pas absents des luttes pour le pouvoir, lesquelles pouvaient être particulièrement violentes.
10 – Les permis de construire accompagnaient l’acte de la construction, fixaient des normes (solidité, privauté, alignements) mais n’étaient pas conçus pour l’empêcher et laissaient aux architectes une forte liberté de création… En revanche, les commanditaires des architectes, tout en souhaitant démarquer leurs constructions de prestige de celles de leurs voisins, étaient généralement assez conservateurs, d’où l’impression d’unité de style dans la variété des détails que dégage la cité.
Toute la finesse des institutions vénitiennes est d’avoir permis un équilibre entre initiatives individuelles et coordination nécessaire mais sans excès de ces initiatives, combinant une démocratie locale très décentralisée et l’application de quelques principes de bon sens. Chaque paroisse planifiait son développement, mais en concurrence avec d’autres, et devait donc le faire de façon intelligente, souple pour pouvoir réagir aux changements d’environnement, et avec comme indicateur de réussite le rendement des investissements consentis.
Dans une seconde partie à paraître demain, nous tenterons de déduire, du succès vénitien et de nos échecs, quelques pistes pour faire évoluer notre droit urbain.
Sources :

Viewing all articles
Browse latest Browse all 2306

Trending Articles



<script src="https://jsc.adskeeper.com/r/s/rssing.com.1596347.js" async> </script>