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"Le Monde"& Monnaie Pleine

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Journal "Le Monde" Paris & Monnaie Pleine

Réforme monétaire Monnaie Pleine : les Suisses pionniers dans le monde ?

En 1891, après beaucoup d’autres pays, les citoyens suisses votaient pour donner à une banque centrale unique le monopole de l’émission de moyens de paiement, et mettre ainsi fin à l’émission anarchique de billets par les banques commerciales, cause de faillites bancaires, de désastres économiques et de misère sociale et individuelle. Bien entendu, comme partout, les banques ont contourné l’obstacle en émettant des dépôts à vue par le biais du crédit bancaire et ont repris le contrôle quasi complet de l’offre de monnaie avec toujours les mêmes conséquences : spéculation, inflation, déflation, crises, chômage… Pour les Suisses, suite à la crise de 2008, l’intervention massive de l’Etat Fédéral pour éviter l’effondrement conjoint du système bancaire et de l’ensemble de l’économie a été le coup de trop. C’est ainsi qu’exerçant leur droit d’initiative, plus de 100 000 Suisses proposent à leurs concitoyens de « revoter » la suppression du pouvoir de création monétaire des banques, comme leurs aïeux l’avaient osé. Il s’agirait de sortir les dépôts à vue du bilan des banques et de traiter cette « monnaie électronique » comme le sont aujourd’hui les billets. Réputée émise par la banque centrale, cette monnaie serait la propriété exclusive des déposants (alors qu’aujourd’hui les dépôts ne sont que des créances sur les banques remboursables à vue). Les banques n’agiraient plus que comme des gestionnaires exécutant les ordres de paiement de leurs clients, comme aujourd’hui les conservateurs-titres. Parmi les derniers en 1891 à contrôler leur monnaie, les Suisses seront-ils ainsi les premiers à ouvrir au monde une nouvelle voie pour réformer des systèmes monétaires et financiers en crise ?
Si la réforme proposée peut paraître surprenante, elle a de solides fondements en science économique. Elle s’inscrit en fait dans la droite ligne du plan de l’Ecole de Chicago élaboré dans les années 30 et des projets défendus par un grand nombre d’économistes parmi les plus talentueux (des  « libéraux » comme  Fisher, Simons, Friedman, Allais, … ou des keynésiens comme Tobin, sous la forme du « Narrow banking », et Minsky). Jusqu’à une date récente, elle a reposé sur la proposition d’une couverture intégrale des dépôts à vue par des dépôts équivalents à la banque centrale (monnaie de base). Aujourd’hui, et c’est l’option retenue dans la réforme proposée en Suisse, c’est tout simplement la monnaie scripturale qui deviendrait monnaie de base, comme le proposaient Huber et Robertson en 2000. Une différence de présentation pour un même but : mettre fin au régime actuel d’un système bancaire dit « à couverture fractionnaire » où les banques peuvent créer « ex nihilo » 100 de dépôts à vue en émettant un nouveau crédit de 100 sur lequel elles perçoivent un intérêt, n’étant tenues d’en couvrir qu’une fraction minime à la banque centrale. Trois conséquences découleraient de ce changement fondamental : 1) l’alimentation monétaire de l’économie ne dépendrait plus des « humeurs », optimistes ou pessimistes, des agents économiques (envie d’emprunter des emprunteurs et désir de prêter des banques), mais de la politique de la banque centrale ; 2) tout crédit serait financé par l’épargne courante, donc sans création de pouvoir d’achat additionnel ; 3) la rente monétaire des banques liée à leur privilège d’émission de monnaie serait supprimée et rendue à la collectivité, d’où des ressources nouvelles pour celle-ci.
Du point de vue du fonctionnement du système économique et financier, les changements seraient considérables. Toute crise systémique deviendrait impossible puisque les circuits du crédit et des paiements seraient dissociés. La régulation économique s’en trouverait facilitée et les excès spéculatifs limités puisque la création monétaire serait désormais sous le contrôle total de la banque centrale, qui agirait avec souplesse dans le cadre d’objectifs à moyen terme définis constitutionnellement pour éviter les dérapages dans l’utilisation de l’arme monétaire. De ce point de vue, l’articulation entre politique monétaire et politique budgétaire serait renforcée puisque la création monétaire interviendrait dans sa plus grande part comme ressource budgétaire additionnelle (récupération de la rente monétaire) et serait modulée en fonction de la conjoncture. Le marché des fonds prêtables retrouverait tout son rôle d’allocation des ressources d’épargne sans qu’aucun rationnement ne soit à craindre, avec des taux d’intérêt débarrassés des interférences monétaires. En sous-produit de la réforme, les excès de liquidités liés aux politiques de « Quantitative Easing » et de stabilisation des changes seraient épongés sans coup férir.
Comparés à de tels avantages, qui conduiraient en fait à extirper « le cancer monétaire de nos économies de marché » (Allais), les efforts que demande la réforme paraissent bien modestes car ils se traduiraient surtout par un surcroît de travail pour les informaticiens, les comptables et les juristes. Aucun effort pour les déposants et les emprunteurs actuels, qui ne verraient aucune différence. Seulement un peu plus de travail pour les banques, qui devraient innover dans la recherche de ressources à terme et pour compenser la perte de la rente monétaire dans un climat de concurrence accrue. Un tel projet de réforme ne vise pas à traiter « la finance en ennemi », mais à lui fournir le cadre institutionnel qui la mettrait vraiment au service de la collectivité.

Christian GOMEZ
Economiste et ancien Banquier

Comité Suisse pour la Modernisation Monétaire
Paris, le 15 janvier 2016

Plus, en Suisse:

308 – Le nécessaire effort pédagogique


Le nécessaire effort pédagogique
lundi, 04.01.2016
Christian Gomez*
Christian Gomez
Il faut être respectueux de ceux qui posent des questions ou avancent des critiques car il est toujours intéressant de voir où se trouvent les difficultés de compréhension du projet défendu et les carences de sa propre communication pour le promouvoir. De ce point de vue, l’article de Daniel Kalt, chef économiste d’UBS pour la Suisse (Investment Office) est un bon exemple de l’effort de pédagogie qu’il nous faut faire, car la liste des incompréhensions, des malentendus et des erreurs d’interprétation, sans parler des divergences théoriques de fond, est longue, comme le montre notre présentation ci-dessous.

Une incompréhension des mécanismes de création monétaire par le crédit bancaire

Il est incorrect de dire que les dépôts sont «mobilisés» pour prêter à un terme plus long. En fait, ils sont créés par le crédit initié par la banque dont l’opération va consister dans l’échange d’une promesse de payer à terme de l’emprunteur contre son propre engagement de payer à vue les dépenses de ce dernier, créant ainsi un dépôt à vue qui va circuler, donc un moyen de paiement. Il s’agit d’un privilège extraordinaire au sens propre, car en générant cette opération, elle perçoit un intérêt sur des sommes qu’elle crée «ex nihilo». D’où la comparaison souvent faite par les plus grands économistes (par exemple, Allais, prix Nobel 1988) avec les opérations des «faux-monnayeurs».

Une incompréhension de la différence entre monnaie et épargne

Il est incorrect de dire que l’action des banques est «seulement» de mobiliser une épargne dont «elles transformeraient les échéances», ce qui, soit dit en passant, crée dans le système monétaire une instabilité majeure qui disparait dans la réforme Monnaie Pleine (MP). Dans l’opération bancaire de création d’un dépôt à vue par l’octroi d’un crédit, il s’agit bien d’un pouvoir d’achat nouveau (le dépôt à vue créé) qui est injecté dans l’économie, avec toutes ses conséquences induites sur les marchés des produits et services ou les marchés financiers. Une épargne, elle, est issue d’un revenu, donc d’une production préalable. Quand elle finance un crédit, elle transfère un pouvoir d’achat existant, elle ne le crée pas.

Une incompréhension des conséquences de cette différence

Il est incorrect de ne pas dissocier les deux cas. Dans le cas d’un financement par l’épargne courante, l’économie évoluera sur un sentier de croissance stable et équilibrée. Tandis que dans le cas d’un financement monétaire par le crédit bancaire, l’alimentation de l’économie en moyens de paiement dépendra des humeurs optimistes ou pessimistes des emprunteurs (envie de s’endetter) et des banques (désir de prêter) avec deux conséquences: 1) une instabilité chronique de l’économie, avec des bulles de toutes sortes dans les phases d’optimisme, ou un marasme chronique (situation de la plupart des pays occidentaux depuis 2008) «quand le cœur n’y est plus» , 2) en cas d’excès de crédit ou de faillites en chaîne, des défaillances possibles d’institutions clefs susceptibles d’entraîner un effondrement complet du système de paiement. Donc de l’économie du pays (en tant que collaborateur d’UBS, cela devrait rappeler quelques souvenirs angoissants à M. Kalt…)

Une incompréhension complète du mode de passage du système actuel au système MP

Il est incorrect de présenter la mise en œuvre de la réforme comme une opération périlleuse présentant des risques cataclysmiques. Elle ne présenterait au contraire aucune difficulté particulièrement en Suisse, en dehors d’une surcharge de travail supplémentaire pour les comptables et les informaticiens. Le jour du Big Bang, dénomination adoptée par M. Kalt: 1) les déposants ne verraient quasiment aucun changement dans la gestion de leurs dépôts à vue qui seront, sur le plan comptable, sortis du bilan des banques et traités pratiquement comme le sont les titres aujourd’hui, 2) Les emprunteurs ne subiraient aucun changement par rapport à la situation actuelle et n’auraient absolument rien à faire, 3) pour les banques, «la tâche colossale… de remplacer les nombreuses relations d’affaires nationales et internationales» serait réduite à rien, puisqu’elle n’existe que dans son esprit. Le financement de la perte des dépôts à vue au passif de leurs bilans risquerait d’être pour la Suisse singulièrement allégé car les gigantesques réserves excédentaires à l’actif (400 milliards de francs fin octobre) n’auraient pas dû échapper à son attention… En tout état de cause, pour répondre complètement à son interrogation, lorsqu’un prêt de la banque centrale apparaît nécessaire (cas de nombreux pays) pour compléter le financement des banques dans la phase de transition, ce dernier ne pose aucun problème lié à d’éventuels défauts de paiement des clients des banques. En effet, les pertes encourues seraient à la charge des banques initiatrices de ces prêts (actionnaires, prêteurs juniors,…), dont M. Kalt loue par ailleurs, pour la Suisse, la solidité financière nouvelle.

Une incompréhension des conséquences de la réforme sur l’offre de fonds prêtables

Il est incorrect de dire que la réforme pourrait entraîner des problèmes de financement dans différents secteurs de l’économie, dont les PME/TPE ou l’investissement résidentiel. Il y a à cela au moins trois raisons: 1) d’abord parce que l’épargne suisse est surabondante, d’où son excédent chronique de balance des paiements courants et la pression constante à la hausse du franc que cette situation implique, 2) parce que la monnaie non créée par les banques serait créée et dépensée ailleurs et que cela engendrerait plus de ressources à placer (moins d’impôts par exemple si tel est le choix des suisses). En tout état de cause, une hausse du revenu par effet multiplicateur d’où un surplus d’épargne pour accompagner la progression de l’économie et du crédit. 3) Enfin, en cas de fluctuations jugées inopportunes de la demande globale ou des taux d’intérêt, la Banque nationale aurait toutes les possibilités pour agir de manière beaucoup plus efficace qu’aujourd’hui et ajuster la trajectoire de l’économie suisse.

Une incompréhension des conséquences de la réforme sur les conditions du crédit

Il est incorrect de dire qu’il y aurait une «montée en flèche» de taux d’intérêt sur les crédits. D’abord, parce qu’il n’y a aucune rareté d’épargne à craindre, comme indiqué précédemment. Ensuite parce qu’un environnement stable et prévisible est fondamentalement favorable pour les placements à long terme. Ensuite, parce que les banques fixent les taux du crédit non en fonction du coût de leurs ressources, mais des conditions du marché (en Libor + marges) afin de pouvoir les titriser sans pertes le cas échéant. Ce qui leur permet d’empocher «plein pot» la rente monétaire entre les taux des crédits et le coût nul des dépôts qu’elles créent. C’est au contraire dans le cadre du système actuel que les conditions du crédit bancaire risquent d’augmenter drastiquement. Pour pallier l’instabilité chronique du système auquel adhère M. Kalt, il faut augmenter le capital et les ressources subordonnées tout en autorisant les possibilités de «bail in» sur les dépôts (réduction des dépôts des déposants pour payer les créanciers de la banque). Un point oublié par l’auteur de l’article, qu’il serait intéressant de discuter….
Le tableau des critiques de M. Kalt ne serait pas complet sans une référence au renforcement du franc en cas de réussite de la réforme (!), afin de finir d’effrayer les lecteurs peu avertis. Nous y répondrons dans un autre cadre, car celui-ci est déjà très fourni. Il nous semble que, dans l’ensemble, l’article de l’économiste de l’UBS vise essentiellement à donner une image négative, voire noire, de la réforme, sans trop se soucier de la rigueur des arguments, pour en détourner aussi vite que possible les citoyens suisses et protéger ainsi les intérêts qui pourraient se trouver fragilisés par une discussion trop approfondie des tenants et aboutissants de l’activité bancaire dans le cadre actuel. Ce n’est pas ainsi qu’un débat fructueux peut s’engager autour d’une réforme qui pourrait s’avérer capitale pour le bien commun des Suisses, et qui fut non le fruit de quelques cerveaux «illuminés», mais l’aboutissement des réflexions des plus grands économistes de tous les temps, de grands libéraux comme des keynésiens.
* Comité Modernisation Monétaire

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