Passé par la presse, la radio et le magazine TV, habitué aux hautes sphères de l’économie, mais ne dédaignant pas le reportage de guerre ou l’enquête de proximité, Nicolas Vescovacci est ce que l’on appelle un journaliste polyvalent et expérimenté. Ce Corse d’origine n’avait pourtant «jamais vu ça», la censure aussi brutale qu’inattendue d’un documentaire réalisé l’an dernier, avec sa boite de production KMpresse, pour le compte de Canal+. Tournée en un mois et demi grâce à de gros moyens, l’enquête accusait la Banque Pasche d’évasion fiscale sur la base de témoignages d’employés monégasques de cette ex-filiale suisse du Crédit Mutuel-CIC. Elle sera pourtant déprogrammée «sans un mot d’explication» par la chaîne cryptée.
Pour le journaliste, l’intervention de Vincent Bolloré, le nouveau patron de Vivendi et de Canal +, ne fait aucun doute, énième illustration de la «mainmise des industriels et des banquiers sur les médias». Redevenu reporter indépendant après sa mésaventure – il enquête en ce moment sur la spéculation foncière des terres agricoles –, Nicolas Vescovacci s’est fortement engagé dans le collectif «Informer n’est pas un délit», constitué l’an dernier avec une cinquantaine de confrères et de défenseurs de la liberté d’information. L’initiative, qui a donné lieu à un livre homonyme, sera présentée par Nicolas Vescovacci samedi 9 avril, lors d’un débat à Lausanne avec d’autres journalistes d’investigation de Suisse et de France, réunis par Le Courrier (lire ci-dessous).
M. Bolloré nie être intervenu dans le refus de Canal+ de diffuser votre film. Qu’est-ce qui vous prouve le contraire?
Nicolas Vescovacci: Quand j’ai proposé le sujet sur la Banque Pasche car j’avais obtenu les témoignages de trois banquiers, Canal+ a immédiatement accepté. L’enthousiasme était tel que nous avons mis sur pied un plan de tournage et de montage très ambitieux pour un 52 minutes. L’enquête ayant donné les résultats attendus, le film a été soumis et validé par la direction de la chaîne et le service juridique. C’est à ce moment-là que Vincent Bolloré est intervenu. Nous en avons les preuves: un directeur de Canal+ (Rodolphe Belmer, aujourd’hui licencié, ndlr) a reçu l’ordre de ne pas diffuser et nous l’a dit. Nous avons aussi un enregistrement de M. Bolloré, devant la rédaction d’i-télé, reconnaissant avoir reçu un appel de Michel Lucas, le PDG du Crédit Mutuel.
Quel serait le mobile de M. Bolloré?
Il est possible que ce soit un simple renvoi d’ascenseur entre patrons. Michel Lucas et Vincent Bolloré se connaissent et se fréquentent. Les deux sont d’origine bretonne et le Crédit Mutuel est une des banques du groupe Bolloré. S’il y a un lien direct entre le groupe Bolloré et la Banque Pasche, nous n’en avons pas trouvé trace.
Les portes de Canal+ vous sont-elles désormais fermées?
Au début, nous ne voulions pas dénoncer la censure, l’important, pour nous, était que le film soit diffusé. C’est pourquoi nous sommes entrés en contact avec France 3. Mais un journaliste a eu vent de la censure de Canal et l’a révélée en juillet. Sollicités par la presse, nous avons confirmé et précisé les faits. Canal+ et notre boite de production se sont alors braqués contre nous. Puis cela a carrément tourné en eau de boudin, puisqu’au milieu de l’été, Bolloré s’est rapproché du groupe Zodiak, propriétaire de notre société de production KM et a opéré un rachat partiel!
Il y aurait un lien entre les deux affaires?
Non, l’intérêt porté par Bolloré préexistait. Vivendi a besoin d’acheter des contenus audiovisuels et ce rachat partiel (26%) s’est opéré à plus haut niveau, dans le cadre de la fusion entre Zodiak (Le Grand Journal, Fort Boyard, Koh-Lanta, ndlr) et Banijay (Hanouna, Nagui, ndlr). Reste que, dès ce moment, nous sommes entrés en conflit avec notre directeur de production, qui refusait que le documentaire soit diffusé. Notre petite cellule documentaire a ensuite été fermée sous prétexte qu’elle n’était pas rentable et nous avons été virés en octobre.
Avant cet épisode, aviez-vous déjà subi la censure ou des entraves très importantes à vos enquêtes?
J’ai vu assez régulièrement des bouts d’interview rabotés en télé ou en radio, quelques sujets «trappés», notamment sur Radio France International, qui est diffusé principalement vers l’Afrique, où la direction parfois ménageait tel ou tel personnage. Mais jamais je n’avais constaté une censure de ce type, à l’ancienne, avec des gros ciseaux qui empêchent la diffusion d’un film.
Les accusations de censure à Canal+, les plaintes de Bolloré contre BastaMag, celles à répétition contre Médiapart... Peut-on dire que le contrôle sur les journalistes s’est renforcé?
Je constate que depuis que certains grands industriels français ont renforcé leur position dans les médias – Patrick Drahi (Libération, L’Express), Vincent Bolloré, Bernard Arnault (Le Parisien, Les Echos) – l’ensemble de la production éditoriale est désormais potentiellement concerné par cette mainmise traditionnelle en France. La concentration des médias, en France, a atteint un niveau inédit qui n’est sans doute pas pour rien dans la multiplication des cas que vous citez. J’ajouterais encore le cas de ce film Merci Patron! sur Bernard Arnault qui n’a jamais été chroniqué dans Le Parisien.
Je crois toutefois qu’avec la polémique créée par l’affaire Bolloré, les patrons de presse ont aussi compris que des interventions trop brutales pouvaient leur être préjudiciables. Les réflexes d’autocensure, en revanche, risquent bel et bien de se multiplier.
A côté de la censure directe, d’autres méthodes se développent pour entraver le travail d’enquête.
Quand le panorama médiatique se concentre, le principal danger est l’autocensure. Certaines thématiques sont progressivement écartées des agendas rédactionnels.
A côté, on assiste aussi à une judiciarisation du travail des enquêteurs. La méthode est classique: on porte plainte contre un journal, un journaliste ou une association qui a parlé à un journaliste et pendant un, deux ou trois ans, le temps de la procédure, vous leur mettez la pression. Je suis moi-même mis en examen pour diffamation, au côté de plusieurs associations, dans une affaire de spéculation foncière en Corse sur laquelle j’avais enquêté. Dans ce cas précis, pour moi la question n’est pas financière, car je travaillais alors pour Canal+ mais les associations, elles, ont des frais très lourds au vu de leur petite taille. Pour des médias indépendants comme BastaMag et Mediapart, les frais de justice peuvent devenir très problématiques. Ce type d’attaques à répétition peut entraîner des autocensures: quand vous avez été attaqué plusieurs fois, vous y réfléchissez à deux fois de faire un sujet qui pique!